12
Gaston brandit sa fourchette et montre les herbes contre le flanc du bateau.
« Regardez, un canard aveugle. »
Mme Godreau pince la bouche et dédaigne de l’œil.
« Comment savez-vous qu’il est aveugle ? »
Tout Ankh Gaston pose triomphalement sa fourchette.
« C’est parce qu’il est avec une cane blanche. » Beulart et les autres se tordent de rire. Tout Ankh Gaston est un joyeux drille. Mme Hélène sourit poliment et passe les plats.
Déjeuner sur le pont, à l’ombre de la tente. Un couple arrive en retard. Ceux-là sont parmi les plus jeunes, la soixantaine environ : ce sont les Renonçot. Tirés à quatre épingles, ce qui est normal, ils tiennent la mercerie de la ville. Il a trois estomacs superposés, et elle quatre mentons.
« Tu as remarqué qu’ils arrivent en retard à tous les repas, même le petit déjeuner ? »
Claude vide paisiblement son verre.
« Non. Qu’est-ce que ça peut faire ?
— Tu ne t’es pas demandé pourquoi ça leur arrive tout le temps ? »
Je sens que mon air d’espion inquisiteur attise sa curiosité.
« Non. Pourquoi à ton avis ? »
Je toussote, baisse la voix et lâche le secret
« Parce qu’ils n’arrêtent pas de forniquer. »
Elle reste la bouche ouverte, la respiration coupée.
« J’en suis sûr, dis-je, je les observe depuis le début : ce sont des bêtes du sexe. »
Elle se tourne vers eux, ébahie.
Félicienne Renonçot a fourré le coin de sa serviette dans son col Claudine et s’attaque gaillardement à la salade en actionnant ses joues pleines, tandis que son mari Renonçot masse avec douceur son troisième estomac en tirant d’un air bonhomme sur un mégot de Gitane maïs.
Claude laisse fuser son rire et l’écrase dans la serviette.
« Tu es complètement fou, souffle-t-elle. Tu es un véritable obsédé. »
Je prends l’air entendu.
« J’ai l’œil pour ce genre de choses. Et puis ils ont la cabine à côté de la nôtre. Toute la nuit, ils ont fait une bacchanale infernale.
— Ce sont les machines, dit-elle, le moteur du bateau.
— Je sais faire la différence entre un moteur à explosion et un couple déchaîné. »
Elle jette un coup d’œil supplémentaire sur les Renonçot, vire au rouge brique et meurt étouffée.
« Un couple déchaîné », ahane-t-elle.
Je ne me lasserai jamais de la faire rire.
« Moi, dit Godreau, ce que j’ai préféré, c’est la salle hypophyse, celle avec les colonnes. »
Son épouse, qui s’est lavé la tête, fait les ongles et inondée d’eau de toilette à la lavande dont l’odeur envahit tout l’empire de haute Égypte jusqu’à la trentième dynastie, remarque, acerbe :
« Il y en a partout, des colonnes. »
Godreau encaisse et, après réflexion, proteste d’une voix flûtée :
« Il y en a partout, mais surtout dans la salle hypophyse. »
Elle le fixe et il diminue de volume. Encore quelques secondes, il va tomber dans son verre de bière et se noyer.
« C’est vrai, dit-il, il y en a partout. »
Elle le contemple.
« Très bien, dit-elle, je suis contente que tu le reconnaisses, Marcel. »
Mme Flamier sert son époux qui a audacieusement défait son premier bouton de col.
« Après, la sieste, dit-elle. Ça va faire du bien.
— Rien ne vaut, en effet, une bonne sieste, acquiesce Mme Renonçot. Personnellement, je la fais tous les après-midi, c’est excellent pour la santé. »
Je triomphe et murmure vers Claude :
« Tu vois, qu’est-ce que je te disais ? »
Mme Hélène nous apporte la corbeille d’oranges vertes vernissées.
« Tout va bien ?
— Regardez-la, dis-je, elle est comme ça depuis une demi-heure. »
Claude s’essuie les yeux et sourit à notre responsable dévouée. C’est vrai qu’elle est dévouée, Mme Hélène, c’est son métier, sa vocation, c’est même devenu la part capitale de son être. Elle a cette absence physique que confèrent les vies de solitude. Une fille dont on a dû dire qu’il était étonnant qu’elle n’ait pas trouvé de mari, que les hommes étaient bêtes de n’avoir jamais posé les yeux sur elle. Et c’est peut-être vrai qu’ils eurent tort de l’oublier. Alors, Hélène s’est occupée des autres puisqu’on ne s’occupait pas d’elle et, devenue Mme Hélène, elle s’est consacrée aux plus vieux, aux plus jeunes, aux plus pauvres, à n’importe qui pourvu qu’ils soient plus malheureux. Elle n’est pas malheureuse dans son petit deux-pièces, elle l’a aménagé coquettement, elle y est bien, elle y est si peu par ailleurs : il y a le club, ces voyages à organiser, les paperasses, s’assurer que tout va bien, qu’ils sont contents. C’est qu’ils sont exigeants, les vieilles gens, parfois, exigeants, mais si gentils au fond.
« Je voulais vous demander, viendrez-vous avec nous au Son et Lumière à Karnak, ce soir ?
— Absolument, dit Claude, j’ai toujours adoré ça. »
Hélène approche du nôtre son visage de perpétuelle infirmière et tente de renifler autour de nous l’effluve amer du malheur. Elle se recule, rassurée.
« Je vois que tout va bien, dit-elle. N’hésitez pas à me dire si quelque chose…
— Ne vous inquiétez pas, dis-je, tout va vraiment bien. »
À l’ombre, Beulart et Gaston ont sorti les cartes. Tout Viry-Châtillon s’affale dans les chaises longues. La chaleur est montée au zénith. Claude s’enduit d’huile bronzante.
« Tu vas voir la couleur que je vais avoir. »
Il y a des palmiers là-bas, sur l’autre rive. Une femme descend chercher l’eau au fleuve, noire sur l’herbe verte. L’eau est si calme que son reflet s’inverse dans le miroir liquide à peine frémissant. Il y a des bœufs un peu plus loin. Ma tête est vide soudain, emplie par ce paysage qui ne bouge jamais. C’est vrai que peut-être nous reviendrons différents.
Karnak qui se dore avec la mort du jour.
La nuit est déjà là, voici les premières étoiles. Claude, en robe claire. C’est la première fois. Je ne l’avais jamais vue qu’en jean, et elle est descendue, ce soir, ainsi. Je ne savais pas qu’une femme pouvait être encore plus belle.
Silence du soir tombé. Dans le village, les premières lumières sont apparues, falotes, aux fenêtres des maisons. Les cigales s’épuisent dans les ténèbres tièdes.
Devant, la masse du temple s’est effacée. Nous le distinguons à peine maintenant : une forme pèse de tout son poids, énorme, écrasante.
« Viens par ici. »
Nous avançons sur la gauche, ici nous serons isolés.
« Tu n’as pas froid ? »
Je passe un bras autour de ses épaules.
« Cléopâtre ou Néfertiti ?
— Cléopâtre. »
Je lui tends la cigarette et l’explosion de l’allumette m’aveugle un instant.
Musique.
Elle vient de partout, nous enveloppe. Doucement, la forêt de piliers s’illumine, les dieux s’éclairent… Karnak.
Je n’aime pas ces spectacles, leur côté factice, facile, m’irrite. Il est aisé de faire surgir le songe, la mémoire, de la nuit et des pierres illuminées : il suffit d’une voix chaude dans quatre haut-parleurs, d’une grandiloquence, d’un fond sonore, et le tour est joué. Ce sont des frissons bon marché pour touristes d’après-dîners. Mais, ce soir, même un Son et Lumière ne peut rendre Karnak ridicule.
Les voix chuchotent, tournoient autour des chapiteaux. Les obélisques et les pylônes se remplissent d’un peuple d’ombres : voici le Thèbes d’autrefois, lorsque le palais s’étageait le long du fleuve-vie. Quelque chose est conté et je ne résisterai pas plus à ce charme. Peu m’importe s’il est frelaté, cette musique existe, et ces pierres, et ces rois de marbre. J’existe aussi, et elle contre moi, et il est bon que cette nuit soit telle qu’elle est.
Nous progressons avec les lumières. Déjà, derrière nous, la lueur rouge qui dévoilait Amon s’est estompée. Nous traversons les dynasties jusqu’au bord du lac sacré. Thèbes est là, dans la plaine. Sur l’autre bord s’étend le royaume d’Anubis, le dieu de la mort. C’est sur cette rive que sont les tombeaux, les sépulcres de la vallée des Rois : un empire ténébreux où ne vivaient que quelques prêtres et ceux qui, dans leurs échoppes, embaumaient les voyageurs ayant traversé le grand fleuve dont on ne revient pas.
Ici était la vie, les princes et les paysans, les pharaons venaient déposer les butins de leurs triomphes. Ici défilèrent les chars de parade. Ici, la vie s’écoule au rythme lent des voiles des felouques.
Les voix résonnent tandis qu’à nos pieds les lumières s’allument une à une… Et puis vint un pharaon qui n’était pas semblable aux autres, Aménophis. Ce fut le temps où les choses s’adoucirent : le visage de Néfertiti remplace les idoles de guerre. Une femme passe sur l’Empire et son ombre fut immense. Nulle douceur ne devait laisser plus de traces.
Une flûte stéréophonique a envahi les jardins. Près de moi, même Gaston ne bouge plus ; il écoute, le vieux boute-en-train. Figé par ces voix nocturnes, il écoute la princesse du Nil descendre les hautes marches de pierre jusqu’à la grande barque d’apparat qui l’emmène aux portes de la ville. Même Godreau n’actionne plus son flash.
Alors fleurirent les poètes. Ils écrivaient sur des papyrus dont il ne reste plus que les étuis. Lorsqu’on les ouvrit, les vers tombèrent en poussière. Un seul est resté, en fragments.
C’est étrange, je ne croyais pas avoir cette prémonition, mais j’ai senti, avant que, sortant de la nuit, une voix me le récite, j’ai senti que je me rappellerai ce poème, ces quelques mots venus du fond des âges. C’est peut-être toi, Claude, qui m’en as prévenu. Il a suffi d’un tressaillement de ta main, un mouvement imperceptible de ta nuque appuyée contre mon bras. Peut-être le vent s’est-il levé à ce moment-là, une brise légère comme une âme. Les palmes ont bruissé derrière nous, et les mots se sont empreints dans ma mémoire. Ils me sont restés, ils sont là toujours, au-delà de l’oubli. La voix est là, encore dans mon oreille, c’est la voix de Karnak, les mots qu’un être, il y a trois mille ans, murmure à un autre dans une nuit semblable à celle-ci : « Ton amour est dans ma vie comme un roseau dans les bras du vent. »
Vous me trompez,
Ne me dites pas le contraire, je le sais. Je vous ai téléphoné trois fois : personne.
Avec qui étiez-vous ? Une femme évidemment. Je savais que vous étiez un coureur. Excusez-moi, téléphone.
C’était toi. Tu n’es pas un coureur. Pardon. Henriette a dû être ravie de sa journée. Restau et cinoche, j’aurais aimé être à sa place même si je n’ai plus tout à fait l’âge pour Walt Disney.
Dans l’autre aile du bâtiment, il y a des enfants. J’ai eu envie d’aller les voir, mais Martita m’a déconseillé. Elle pense que ce n’est pas très bon pour le moral et je me suis rendue à ses raisons. Cela m’a fait prendre conscience que je n’avais plus vu un seul môme depuis mon arrivée ici, c’est-à-dire depuis la nuit des temps. Et j’ai envie de voir des gosses gambader autour de moi, avec, au beau milieu, un plus beau, plus malin, plus mieux que tous les autres, et devine qui il serait : le mien. Le tien aussi, par la même occasion.
Tout cela est long, Pierre, interminable. Le patron est toujours évasif sur la date d’intervention. Il me veut en excellente forme, mais je suis en excellente forme. Je ne vois pas ce qu’il attend et cela me fait peur. Parfois, dans les mauvais moments, je me dis que s’il recule ainsi c’est qu’il n’y a pas d’espoir, que rien ne servira à rien, que lui-même se sent impuissant, qu’il y a déjà eu trop de bricolages d’effectués pour que je sois réparée vraiment. Bonne pour la casse. Mais ne lis pas tout cela, c’est idiot et faux. Tout simplement le ciel est sombre et j’ai mal dormi.